Antonia Caenis fait partie de ces personnages qui ont laissé peu de traces dans les témoignages historiques : à peine trois citations chez Suétone et une plus longue et instructive chez Dion Cassius. Mais ces quelques indications dressent le portrait d’un personnage hors du commun et au destin mystérieux. Comment une simple affranchie a-t-elle pu se hisser, à la fin de sa vie, jusqu’au sommet de l’Empire ?
Caenis est sans doute née aux alentours des années 10 ap. J.-C. en Istrie (actuelle Croatie), et ce sont très probablement ses dispositions particulières de mémorisation qui lui ont permis de devenir secrétaire d’Antonia Minor, personnage de premier plan, fille de Marc Antoine et d’Octavie (sœur de l’empereur Auguste), belle-sœur de l’empereur Tibère, mère de Germanicus et du futur empereur Claude ! En effet, l’anecdote racontée par Dion Cassius nous présente la jeune esclave qu’elle était alors, annonçant à sa maîtresse Antonia qu’elle a mémorisé entièrement et pour toujours la lettre que celle-ci vient de lui dicter (voir encadré). Cette capacité peu commune de mémorisation, aux limites de l’hypermnésie, a décidé les auteurs de cette bande dessinée à faire de Caenis un personnage central de ce nouvel épisode (L’année des quatre empereurs, Tome II, les 100 jours d’Othon). Mais voyons maintenant ce que les témoignages historiques et la suite des événements peuvent nous faire découvrir à son sujet.
Caenis, une personne très informée sur les intrigues de la cour impériale
C’est ce rôle de secrétaire qui la fait rentrer dans la « Grande Histoire », car la si compromettante lettre que sa maîtresse Antonia lui fait écrire ne peut être que celle dénonçant à l’empereur Tibère le complot du préfet du prétoire, l’ambitieux Séjan, et provoquant la chute spectaculaire de celui-ci et la mort de tous ceux que l’on soupçonnait de l’avoir soutenu. Cette étroite complicité avec Antonia, au cœur du Palatin, alliée à son talent si particulier, fera à coup sûr de Caenis une personne très informée sur les intrigues de la cour impériale jusqu’à la mort de sa maîtresse en 37 ap. J.-C., au début du règne de Caligula, et certainement très au-delà.
Au service de son « époux » Vespasien
Son affranchissement date probablement d’avant la mort d’Antonia ou bien de son décès car il était très courant de rendre leur liberté aux esclaves les plus proches et les plus fidèles par testament. Elle prend alors le nom d’Antonia Caenis, comme le veut la coutume romaine. En tant qu’affranchie, elle devient automatiquement « Cliente » de Claude, le fils d’Antonia, et reste donc proche des événements se déroulant au Palatin lors du court règne du fantasque Caligula. Un autre ancien esclave de confiance d’Antonia suivra le même parcours qu’elle : le célèbre Pallas, et lorsque Claude accédera à la tête de l’Empire, à peine quatre ans après la mort d’Antonia, Pallas deviendra, avec quelques autres affranchis de Claude, un personnage clef de l’administration impériale, chargé des finances de l’Empire. L’ancien emploi de Caenis comme secrétaire et surtout ses talents de mémorisation ont-ils été mis au service des bureaux en charge de l’administration de l’Empire dirigés par les quelques affranchis de confiance de Claude, nous ne le savons pas. Néanmoins, les renseignements fournis par Dion Cassius sur la suite de son parcours nous laissent penser qu’elle a pu faire appel à son exceptionnelle mémoire sur des « dossiers » anciens pour en tirer profit au service de son « époux » Vespasien, une fois devenu empereur, et donc qu’elle est restée longtemps dans l’ombre du pouvoir de l’empereur Claude.
L’origine de sa liaison amoureuse avec Vespasien nous est inconnue. Tout ce que l’on peut déduire des allusions des auteurs de l’Antiquité, c’est qu’elle serait antérieure au mariage de celui-ci, du temps de leur jeunesse, car ils sont à peu près du même âge. Il est d’ailleurs tout à fait possible que l’ascension de Vespasien, personnage d’origine provinciale italienne assez modeste, soit due à cette liaison avec Caenis, une des affranchies de Claude et donc proche de ceux qui avaient en main les véritables rênes du pourvoir : Pallas, Narcisse, Felix, Calliste et quelques autres, tous, comme elle, anciens esclaves au service de l’empereur. Claude avait abandonné à ce petit groupe la gestion de l’Empire, l’accès à sa personne et même une grande partie de la distribution des honneurs. Ils en profitèrent pour amasser au passage des sommes colossales pour leurs propres comptes et certains devinrent les plus grandes fortunes du monde romain. L’intervention de Caenis en faveur de Vespasien, alors simple officier en quête de gloire mais sans grande expérience, expliquerait qu’il ait obtenu de Narcisse ses différents commandements militaires en Germanie et en Bretagne. Mais elle pourrait également être à l’origine du fait extrêmement surprenant que Titus, le fils aîné de Vespasien, soit élevé au sein même du palais impérial en tant qu’ami du jeune Britannicus, fils de l’empereur Claude !
Même si son mariage et surtout ses campagnes militaires lointaines ont tenu longtemps Vespasien éloigné de Caenis, celui-ci semble être resté très attaché à elle tout au long de sa vie. En effet, peu après le décès de sa femme, dont la date nous est inconnue, il la prend comme concubine officielle, le mariage avec une affranchie étant alors légalement impossible. Lorsqu’il parvient au sommet du pouvoir, Vespasien continue à lui faire tenir ce rôle avec encore plus d’éclat, lui donnant pratiquement d’après Suétone « le rang de légitime épouse ». Quelle situation incroyable et inédite pour une simple affranchie et quelle marque d’attachement de la part de Vespasien !
Une preuve de plus de la confiance totale que lui accordait Vespasien
Une fois empereur, Vespasien trouva les caisses du trésor public vides. Le règne prodigue de Néron et les ruineuses guerres civiles pour le pouvoir qui suivirent les avaient complètement asséchées. Pragmatique, pour rétablir la situation financière de l’Empire, il crée de nouveaux impôts, en rétablit d’autres et fait preuve d’une imagination telle qu’il héritera rapidement d’une réputation d’avarice. Caenis jouera un rôle non négligeable dans cette politique en « vendant des magistratures, des gouvernements de provinces, des expéditions militaires, des fonctions sacerdotales et même des réponses de l’empereur » ou encore en monnayant des grâces pour certaines condamnations,comme nous l’apprend Dion Cassius. Une preuve de plus de la confiance totale que lui accordait Vespasien et un indice supplémentaire sur sa connaissance des arcanes et des secrets du Palatin pour laquelle sa mémoire exceptionnelle était certainement un atout d’une efficacité redoutable. Dion Cassius, dans son témoignage admiratif envers Caenis, ajoute même que Vespasien « acquit un grand pouvoir par ce moyen et amassa une fortune tellement fabuleuse qu’il passa pour avoir tiré parti de cette femme afin de se procurer de l’argent ; car elle en tirait d’une foule de citoyens…»
Pendant les premières années de son règne, Caenis occupe donc une place protocolaire de premier plan auprès de Vespasien, tout en étant un élément actif de sa politique de redressement financier de l’Empire. Mais sans doute sa présence auprès de Vespasien est-elle mal acceptée par la noblesse sénatoriale qui n’a aucune considération pour la classe des affranchis. Même Domitien, le second fils de Vespasien, refusera ostensiblement de la saluer comme une parente lors d’un incident que nous rapporte Suétone. Ce dédain de la part des élites envers les affranchis est certainement une explication du peu de traces qu’elle a laissées dans les écrits. Cependant, on peut sans doute lui attribuer d’être la mystérieuse source de renseignements d’un auteur de l’entourage proche de l’empereur : Flavius Josèphe. Celui-ci nous a rapporté dans son ouvrage Antiquités Judaïques plusieurs anecdotes concernant Antonia Minor, l’ancienne maîtresse de Caenis, et surtout le récit du complot et de l’assassinat de Caligula avec une foule de détails et de noms qu’il a été le seul des auteurs de l’Antiquité à connaître et à nous livrer. Josèphe, qui devait côtoyer fréquemment Caenis, n’aura certainement pas négligé de lui faire raconter tous ces événements qu’elle avait vécus de près avec une précision que seule une mémoire exceptionnelle peut expliquer.
Caenis s’éteint durant l’année 74, cinq ans avant Vespasien. Aucune autre femme ne viendra la remplacer auprès de lui dans ce rôle de « quasi-épouse » et, même si Suétone signale la présence de nombreuses concubines de passage durant ses heures de sieste, Vespasien restera un empereur « veuf » jusqu’à son décès.
Miraculeusement, on a découvert un autel funéraire en 1863 près de la porte Pia à Rome, dédié à la mémoire de Caenis par un de ses propres affranchis. Voici la transcription de la dédicace : Aux dieux mânes d’Antonia Caenis, affranchie de l’Augusta (Antonia), très bonne patronne, Aglaus son affranchi avec Aglaus, Glene et Aglaide ses enfants (ont fait faire cet autel).
Charles Sandro, membre de l’association Via romana. https://www.asso-viaromana.com/
DION CASSIUS – VIE DE VESPASIEN
14. En ce temps aussi mourut Caenis, concubine de Vespasien. Ce qui me fait parler d’elle, c’est sa fidélité et l’excellence de sa mémoire. Antonia, sa maîtresse et mère de Claude, s’étant servie d’elle pour écrire en secret quelque chose à Tibère contre Séjan, et lui ayant ordonné de l’effacer incontinent après, afin qu’il n’en restât aucune trace, « C’est en vain, maîtresse, que tu me le commandes, dit-elle ; toutes ces choses et les autres que tu me prescris, je les porte toujours dans mon âme et rien ne peut jamais les en effacer. » J’admire cette réponse de sa part et aussi le charme singulier que Vespasien trouvait à son commerce.
Retrouvez son histoire dans l’album l’année des quatre empereurs – https://galliavetus.fr/lannee-des-quatre-empereurs-t2/